Les apparences sont parfois trompeuses. Et le diable, avec tout le savoir-faire qu’on lui connait, prend souvent un malin plaisir à les entretenir. Si beaucoup d’adaptations se détachent gentiment de leur modèles par leurs singularités, d’autres éclatent aux yeux de tous et ravagent les certitudes. C’est l’histoire d’un film à nul autre pareil, une histoire simple et vieille comme le monde.
“He’s still crazy fuckin’ Joey. And you know it, don’t you? ” Carl Fogerty
Adapté du comics éponyme de John Wagner (le papa de Judge Dredd) et Vince Locke (Deadworld) dont il est à la fois la parfaite synthèse et l’approfondissement thématique, A History of Violence marque un tournant décisif dans la carrière de son auteur, David Cronenberg. Bien connu des fans de cinéma fantastique pour bon nombre de pépites phares et joyeusement déviantes étalées sur plus de 30 ans de carrière (le combo Shivers, Scanners, Videodrome, Dead Zone, The Fly, Dead Ringers, eXistenZ), le maître de la « nouvelle chair » arrive à l’orée des années 2000 avec la volonté de renouveler son cinéma en profondeur.
En 2002, Spider confirmera les nouvelles velléités du canadien : moins d’effets visuels et de matière horrifique pour un style plus sec et une exploration plus approfondie de la psyché de ses sombres figures. Le résultat est probant, et l’ami crocro opère une mue de «grand réal creepy » à « super auteur cérébral » pour les observateurs de tous poils. Quelques mois plus tard il s’attaque à un projet d’adaptation qu’il gardait sous le coude pour poursuivre ses nouvelles expérimentations : A History of Violence.
Ce roman graphique publié en 1997 par Paradox Press, une sous-division DC, expose avec brio l’histoire de Tom McKenna, un modeste père de famille qui se retrouve sur le devant de la scène médiatique après avoir dézingué violemment deux « porte-flingues » qui tentaient de dévaliser son commerce. Pris en chasse par une poignée de gangsters new yorkais, il sera obligé de redevenir Joey, le tueur qu’il était dans sa précédente vie, sous le regard terrifié de ses proches.
Autant le dire tout de suite, A History of Violence est un chef-d’œuvre. Une toile de maître. Un petit bout de paradis filmique. Non seulement Cronenberg livre une adaptation racée et respectueuse du brulot de Wagner et Locke mais il transcende ses enjeux thématiques avec une force et une virtuosité terrassante. S’ouvrant sur un long plan séquence en travelling latéral détaillant la mise à mort du personnel d’un motel par un gangster en hors-champ, la mise en scène, en apparence très tranquille, se voit parasitée par à-coups de sursauts de violence inouïs qui viennent électrifier le spectateur et l’éprouver de manière jouissive. Il faut voir et revoir la scène du braquage du coffeeshop par les deux gangsters, la mise en tension sourde et soyeuse et l’explosion qui en suit : l’efficacité du dispositif se fond dans l’élégance et la toute-puissance de la représentation.
Fasciné depuis ses débuts par le thème de l’infection (Crimes of the futures, Rabid, The Brood), Cronenberg traite ici la violence comme un virus, qui contamine les individus contre leur gré et de manière pernicieuse. Et bien entendu, c’est le personnage principal qui devient le corps de ces expérimentations métaphoriques. Viggo Mortensen incarne un Tom Stall (et non plus McKenna) sur le fil, tour à tour victime et bourreau, capable de vriller d’un seul regard vers un abyme de folie meurtrière. Sa douceur et sa noblesse de façade, glané auprès du grand public par son interprétation tout en nuance du Aragorn de la trilogie The Lords of the Ring, est ici utilisé pour tromper le spectateur sur la réelle substance de son alter-ego, Joey . Cette transformation identitaire qui s’opère sous nos yeux et ceux de la famille de Tom renvoie à celle, physiologique, de Seth Bundle dans The Fly : une fuite en avant progressive, implacable et sans réelle espoir de retour.
C’est de cette crise identitaire que découle toute la sève vénéneuse de A History of Violence : les deux scènes de sexe avec sa femme Edie (Maria Bello) en forme de miroirs inversés (l’amour puis le viol), les tourments du fils qui finira par suivre la voie du sang et la rencontre final avec Richie Cusack (grandiose William Hurt), climax aussi shakespearien que dégueulasse. Si le dernier plan du film offre une possibilité de rédemption, le mal est fait. Cette histoire de violence, c’est bien sûr celle des actes passés, mais surtout celle d’un présent irrationnel et immuable : celle d’une Amérique repliée sur elle-même qui n’en finit plus d’exposer sa vraie nature en tentant vainement de camoufler ses vieux démons.
A HISTORY OF VIOLENCE de David Cronenberg (2005). Avec Viggo Mortensen, Ed Harris, William Hurt, Maria Bello.
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