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30 ans. C’est le temps qu’il aura fallu attendre, depuis le Batman de Tim Burton de 1989, pour voir un film sur les origines (une origine possible tout du moins) du plus grand Némésis de Batman, le Clown Prince du Crime : le Joker.
Alors que l’univers cinématographique DC, après des débuts prometteurs grâce à Man of Steel qui semblait mettre le studio dans la course avec Marvel Studios, s’était quelque peu étiolé avec Justice League et Suicide Squad, cherchant à faire du DC à la sauce Marvel. Les studios avaient voulu aller trop vite, en introduisant trop de choses d’un coup, se tirant de fait une balle dans le pied. Cependant, Aquaman fut une grande réussite et le studio interpella les fans en disant: “on a fait des erreurs, mais on a trouvé notre voie, vous allez être fiers du résultat”.
C’est dans ce contexte que Joker arrive, véritable électron libre de l’univers cinématographique DC, duquel il se détache complètement, prenant véritablement une indépendance totale par rapport au précédents films DC. Le réalisateur, Todd Phillips, le voulait ainsi : c’est un film certes qui se passe dans le DCU, mais aucune mention, aucun clin d’œil aux autres films ou lien avec eux n’est fait. Il faut s’y faire: ce film est prévu pour être un one-shot, en dehors des sentiers battus.
Cependant, on retrouve un certain nombre de références nous permettant de situer l’histoire dans l’univers de DC “pré-Batman”: l’histoire se passe dans les années 90 à Gotham City, dans une société à la dérive en proie à la pauvreté et la violence. Les tensions entre les classes supérieures et le reste de la population sont de plus en plus exacerbées, augmentant en même temps que monte l’insécurité et que la ville se salit de plus en plus, dû à une grève des éboueurs.
Dans cette atmosphère pourrie, Thomas Wayne, homme d’affaire puissant et candidat à la mairie de Gotham, souhaite améliorer les choses pour la population et rendre son éclat à la ville. D’un autre côté, Arthur Fleck, homme timide et gentil effacé, presque invisible aux yeux du monde, travaille comme clown de divertissement afin de prendre soin de sa mère, Penny Fleck, faible et psychologiquement instable. Le héros de l’histoire n’est pas le puissant qui veut améliorer les choses, mais bien celui que personne ne voit, un homme meurtri, humilié, vivant une période sombre de sa vie, cherchant à se sentir moins seul en captant l’attention des gens en devenant humoriste, et qui sombre petit à petit dans la folie à mesure que Gotham sombre aussi.
Joker ne se veut pas comme une simple origin story du pire des psychopathes de Gotham, mais plutôt comme une oeuvre suivant la descente aux enfers d’un homme ordinaire face à la cruauté de la vie, que la société à mis à terre et tabassé durant toute sa vie, et qui se rend compte qu’il n’a plus rien à perdre car il n’a jamais vraiment eu quelque chose dès le départ. Il se concentre sur les relations humaines, et sur celle d’Arthur avec sa famille, son entourage, ses collègues de travail, et la société en général. Le film est autant époustouflant qu’il est dérangeant. Et c’est en cela qu’il est réussi, car on est mal à l’aise, on a un sentiment d’inconfort du début jusqu’à la fin du film.
L’atmosphère du film, tout d’abord, y joue pour beaucoup. Les décors, les costumes, les ambiances et les lieux. Tout est fait pour retranscrire une ville réelle où on ne souhaiterait pas vivre : la crasse et la pauvreté recouvrent les rues et les bâtiments, la lumière y est trop forte et en même temps teintée, presque sale elle aussi.
La société que ce film dépeint est sur le point d’exploser, de sombrer dans la folie. Les gens sont eux aussi horribles, autant dans leur comportement que dans leur allure. Les coups bas sont nombreux, et le plus souvent totalement gratuits et non justifiés : les riches s’amusent de la pauvreté des classes moyennes et les pauvres blâment les riches pour leurs problèmes. On voit réellement une cité à la dérive, presque abandonnée par l’espoir, où le mauvais se développe librement et le bon est broyé par la société. Ceux qui font preuve de bonté, d’amour et de compassion perdent ce qu’ils ont de plus cher, et finissent par rejoindre la folie de la ville.
Les personnages développés dans le film ne sont ni bons, ni réellement mauvais, mais “pourrissent” doucement à mesure que le film avance. Ils reflètent parfaitement la société qu’est Gotham. On essaie de se raccrocher à certains personnages plus innocents que d’autres, mais ceux-ci disparaissent ou finissent par changer en pire.
Avec le personnage d’Arthur Fleck, Joaquin Phoenix montre une nouvelle fois à quel point il est passé maître dans sa capacité d’être habité par un personnage. Tout est magistral dans son interprétation du personnage : son timbre de voix timide et nasillard ; les expressions de son visage montrant un homme s’excusant presque de vivre ; l’allure du personnage, voûtée, amincie et difforme, faisant transmettre le mal-être intérieur d’Arthur et sa souffrance. Sa façon d’être, de parler, de bouger évolue tout au long du film, et c’est magnifiquement retranscrit par Phoenix, qui prouve qu’il est un immense acteur encore une fois. Cela rend le film véritablement jouissif.
Enfin, la musique fait pour beaucoup dans l’ambiance du film. Elle reste le plus souvent discrète, en fond, mais on la perçoit tout de même tout au long du film : un instrument à cordes, notamment un violon, un violoncelle ou une contrebasse, accompagne chaque moment, et devient plus insistant et dérangeant au fur et à mesure du voyage d’Arthur dans les tréfonds de son âme. Le son du violon/violencelle est lancinant, presque plaintif, désarticulé. La mélodie n’est jamais joyeuse, au mieux mélancolique, mais le plus souvent gémissante. Jusqu’à devenir de plus en plus assurée et puissante vers la fin. La musique reflète la psychologie d’Arthur. Et cela amplifie l’intensité de la chute du personnage.
Au final, Joker est une véritable réussite, un film aussi magistral que dérangeant. Il traite sans filtre et avec une vérité crue de nombreux problèmes, toujours actuels, de la société : la banalisation de la violence, l’acceptation de la souffrance, les maladies mentales et la vision que la société en a, et la médiatisation à outrance. Et je crois que c’est en cela que le film est le plus décalé, dérangeant : il montre à quel point une société peut aliéner et détruire ses citoyens.
Joker sort en salle le 9 octobre 2019 en France. Et croyez moi, cela serait de la folie de ne pas se précipiter pour le voir.
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